Livre blanc sur la démocratie participative et le débat public utilisant internet
© Sopinspace, 2007. Ce texte peut être utilisé selon les termes de la licence Creative Commons Paternité-Partage des conditions à l'identique 2.0 FR. Il a été rédigé par Philippe Aigrain avec l'aide de membres de l'équipe de Sopinspace (1). Ce texte a été modifié pour tenir compte des commentaires reçus après sa mise en ligne 19 mars 2007. La nouvelle version est en ligne à l'adresse suivante : http://www.co-ment.net/text.cm?tid=3b. Une version pdf est également disponible.
Les questions de démocratie participative ont fait une irruption remarquée dans les médias et les déclarations politiques. Cette irruption est bienvenue : elle attire l'attention sur des initiatives et des procédures qui le méritent, même si le débat à leur sujet se développe dans une grande confusion. Le risque est cependant qu'on en reste à des conclusions hâtives, ignorant des aspects importants des enjeux démocratiques. Sopinspace, qui est l'un des acteurs de référence de la démocratie participative et du débat public, entend avec ce livre blanc clarifier sa stratégie en la matière. En particulier, nous voulons défendre le rôle que nous donnons à internet dans cette stratégie, contribuer au débat général sur l'intérêt des différentes modalités de la démocratie participative et rappeler la façon dont elle s'articule avec la démocratie représentative dans notre approche.
Toute démocratie se construit sur un fond d'expression des personnes et des groupes et par l'échange d'arguments et d'idées entre eux. Même avant que n'apparaissent des médias au sens moderne, cette sphère avait une existence propre. Il n'y a jamais eu coïncidence totale entre l'espace de délibération politique (de législation, prise de décision ou désignation de représentants) et l'espace des expressions. La distinction entre espace politique et espace public éclate au grand jour à la Renaissance avec la naissance de l'imprimerie et des réseaux de correspondance, puis surtout à partir du 18ème siècle avec le développement des médias de presse. Depuis cette époque, penser et agir la démocratie passe par la mise en relation entre espace public, représentation et délibération. Au 19ème siècle, la grande innovation des démocraties modernes, le suffrage universel, bientôt complété par le rôle des partis, est inséparable de la capacité de chacun à lire et écrire. Au 20ème siècle, l'apparition des médias de flux (radio et télévision) a bousculé le fragile équilibre alors esquissé. Les mises en relation entre espace public et délibération sont devenus plus problématiques et ont fait l'objet d'un grand nombre de propositions et pratiques tout au long de cette période. Déjà à la fin des années 1920 une première controverse (voir encadré (2)) se développe aux Etats-Unis. Elle oppose les critiques d'une possible instrumentalisation de l'opinion publique (emmenés par Walter Lippmann) aux promoteurs d'un renouveau de la démocratie s'appuyant sur la participation (3) et l'« enquête sociale » (emmenés par John Dewey).
Depuis cette époque, la place des médias, intérêts économiques, experts, partis et citoyens dans l'espace public a connu des évolutions majeures. Les grandes crises (1929, seconde guerre mondiale) ont conduit à la mise en place dans les démocraties (4) de gouvernements où l'expertise et les procédures technocratiques jouaient un rôle clé. L'espace public politique demeurait alors dominé par la presse, malgré la diffusion de la radio et le développement progressif de la télévision.
Entre la seconde guerre mondiale et 1970, un régime s'installe qui associe gouvernement technocratique de l'économie et du changement technique et négociation entre partenaires sociaux. Mais, après avoir ainsi donné raison à Walter Lippmann, l'histoire va confirmer l'analyse de John Dewey. Comme celui-ci l'avait prévu, l'expertise est instrumentalisée par les intérêts économiques ou techniques industriels et vise de plus en plus la reproduction de son propre pouvoir. En parallèle, la place croissante de la télévision et des sondages dans l'espace public montrent que le gouvernement appuyé sur des experts, loin d'être un antidote aux dérives d'une possible démocratie d'opinion, est en réalité parfaitement compatible avec ses formes les plus caricaturales. L'espace public est dominé par la télévision : caractérisée par un petit nombre de sources et vivant de la capture de l'attention de son public, celle-ci recherche naturellement ce qui fait sensation. Enfin, la participation des corps intermédiaires (syndicats notamment) au gouvernement technocratique finit par les vider de leur propre représentativité et transforme leurs dirigeants et permanents en une forme particulière de technocrates.
Dans les années 1980 et 1990, la financiarisation de l'économie et l'optimisation mondiale des profits creusent les inégalités entre un groupe mondial de « très riches » et le reste des populations. Cette nouvelle « classe » hyper-privilégiée est suffisamment nombreuse pour constituer un groupe puissant. Une part significative des classes moyennes se sent menacée dans son devenir social alors que les privilégiés de l'éducation et de l'information parviennent à maintenir pour leurs enfants l'accès aux positions enviables dans le contexte d'une certaine forme de mondialisation. Les relais d'opinion de toute sorte sont perçus comme défenseurs de ce cours des choses ou comme impuissants à l'orienter. Des critiques commencent à s'élever contre le gouvernement oligarchique, la pensée unique, l'indistinction entre pouvoir médiatique, politique et économique. Certaines prônent des régressions identitaires, - nationales ou religieuses - et s'appuient sur une démagogie anti-intellectuelle. Cela permettra d'ignorer longtemps la profondeur de la crise démocratique, supposée relever d'un simple hoquet populiste. Les autres voix critiques développent une position dénonciatrice dont la portée reste limitée car elle n'investit pas un nouvel espace public et manque de propositions concrètes dont la mise en oeuvre paraisse crédible. Il semble alors que Lippmann et Dewey ont eu tous deux raison dans ce qu'ils dénonçaient comme risques potentiels et tous deux tort dans leurs espoirs. L'espace politique se réduirait-il donc à la dénonciation réciproque de l'oligarchie et du populisme, alors qu'apparaissent de nouvelles générations de politiciens qui entendent servir la première en utilisant le second ?
Pourtant, une autre évolution est à l'oeuvre. Elle est le produit d'un remarquable succès de l'état-providence : le développement d'une éducation qui donne à une proportion très accrue de la population la capacité de démêler des enjeux complexes, y compris lorsqu'ils ont une composante technique, pour peu qu'existent des médiations qui le facilitent. L'éducation dont il s'agit n'est pas celle des savoirs spécialisés, même si ceux-ci peuvent jouer un rôle important dans les acquisitions correspondantes. Il s'agit d'instrumenter la capacité essentielle à l'enquête sociale, à cette fragile compréhension de l'état des choses, des besoins et des possibles qui forme la base des décisions politiques. Dewey affirmait en son temps qu'il n'est pas nécessaire que le public lui-même (les citoyens) « dispose de la connaissance et de l'habileté nécessaires pour mener les investigations requises ; ce qui est nécessaire est qu'[il] ait l'aptitude à juger la portée de la connaissance fournie par d'autres sur les préoccupations communes » (5). Sans doute serons-nous aujourd'hui plus exigeants, car ce jugement sur la portée des connaissances expertes réclame une capacité à construire collectivement de l'expertise, faute de quoi il y a risque de manipulation.
Dans les années 1920, il restait difficile de fonder des processus démocratiques sur cet accès des citoyens à l'éducation, d'ailleurs bien plus réduit à l'époque. Les médiations nécessaires pour transformer la capacité virtuelle des citoyens à s'affronter à la complexité de la « grande société » (mondialisée, technique, industrielle et gestionnaire) en processus réels ne semblaient pas à portée, ou bien étaient trop susceptibles d'être en réalité des canaux d'influence de la propagande. Dewey doit à l'époque développer toute son ingéniosité pour faire face au « besoin essentiel [...], l'amélioration des méthodes et conditions du débat, de la discussion et de la persuasion ». Il ne peut alors enraciner les méthodes correspondantes que dans les communautés locales. Nous avons aujourd'hui des possibilités accrues d'interaction médiatisée entre citoyens, avec des outils et des procédures qui élèvent le niveau auquel l'intelligence de chacun peut opérer. Elles ne nous dispensent pas de nous souvenir de l'avertissement final de Dewey lorsqu'il envisageait la possibilité de telles médiations : « la publication est partielle, et le public qui en résulte n'est que partiellement informé et formé, tant que les significations que les publications convoient ne circulent pas de bouche en bouche ». Mais le public qui se mobilise, y compris dans les échanges face à face, l'intelligence elle-même qui s'y investit, s'appuient de manière croissante sur l'usage des techniques d'information et de communication.
L'approche proposée par Sopinspace repose sur l'analyse que les difficultés propres à l'époque ne proviennent pas à proprement parler d'une crise du gouvernement représentatif, mais d'une crise plus large du politique. Cette crise du politique se manifeste par des symptômes très divers :
Dans des espaces de débat s'expriment à la fois de forts éléments de ressentiment à l'égard du politique et une réelle estime pour le travail des élus notamment locaux. De même, la crise du politique n'empêche pas la qualité de certains débats parlementaires nationaux ou européens d'être remarquable, en particulier lorsque les débats de société émanant du tissu associatif de terrain et des expressions publiques sur internet y sont réinjectées par des élus. C'est dire que l'animation du débat public et d'une participation des citoyens à toutes les étapes des politiques n'est en rien contradictoire avec le principe du gouvernement représentatif. A vrai dire, seuls en doutent une petite minorité de politiques attachés à un impossible isolement des enceintes représentatives et de rares promoteurs d'une démocratie directe absolue clairement inadaptée aux situations démographiques et d'interdépendance de nos sociétés. Mais comment organiser une interaction entre espace public, décision représentative et mise en oeuvre des politiques qui permette à chacun de jouer au mieux son rôle ?
Il n'appartient pas à un opérateur de débat et de processus de démocratie participative comme Sopinspace de proposer les solutions possibles aux différents éléments de crise du politique listés plus haut. Mais nous pouvons espérer ouvrir un espace à la recherche de ces solutions en expérimentant des procédures et des outils adaptés. La première étape dans cette direction consiste à bien identifier différentes étapes allant de l'élaboration et de la formulation des politiques à l'évaluation de leur impact.
Illustration 1: Le cycle des politiques publiques
Un des symptômes récurrents de la crise du politique porte sur le retard avec lequel les politiques publiques prennent conscience de problèmes sociaux, sanitaires ou environnementaux. Ce retard est parfois tragique dans le cas de problèmes particulièrement graves ou pour lesquels des politiques correctives pourraient être conduites beaucoup plus facilement si leur détection était précoce. Ce retard a toujours existé, mais il prend des formes spécifiques à l'heure du gouvernement technique et gestionnaire. Ce n'est plus l'absence de mesure mais l'inadaptation des indicateurs et de l'architecture institutionnelle antérieurs qui peuvent être responsables d'une certaine cécité dans une nouvelle situation. Deux types de dispositifs sont nécessaires pour prévenir ce risque. Le premier ne relève pas à proprement parler de la démocratie participative mais constitue une condition de son développement : il s'agit de l'existence de sources de données et d'analyses indépendantes sur les grands phénomènes sociaux. Qu'il s'agisse de revenus, de coûts, de l'emploi et des conditions de travail, de la santé publique, des inégalités, de la pauvreté et de l'exclusion, de pratiques culturelles, de démographie ou de fiscalité, seuls des observatoires indépendants et dotés de mandats leur permettant d'explorer de nouvelles pistes peuvent fournir les sources primaires sans lesquelles l'argumentation ne pourra se développer (7). Cependant, même si de telles sources existent, elles reflètent inévitablement des modèles et des situations sociales antérieures qui prévalaient au moment où ont été conçus les objectifs de mesure.
Les associations et d'autres acteurs de terrain sont aujourd'hui les principaux porteurs d'alerte dans les situations où apparaît un écart entre les indicateurs qui pilotent les politiques et la réalité sociale ou lorsque les signaux d'alerte lisibles dans les indicateurs ont été ignorés. Certains ont par exemple récemment mis en place des procédures du type cahiers de doléances. L'ouverture et l'observation d'espaces d'expression, la conduite d'enquêtes ou la production d'état des lieux qualitatifs utilisant les moyens de collaboration rendus possibles sur internet peut grandement compléter ce rôle. Comme ce sera le cas pour les autres facettes envisagées plus loin, cet usage des médiations ne peut se passer d'une animation et de procédures adaptées. Faute de quoi des problèmes relativement mineurs à l'aune des sociétés entières mais aisés à détecter ou portés par des voix très actives risquent de masquer des problèmes importants mais plus diffus ou moins aisés à attribuer à un facteur unique.
Lorsqu'une question apparaît sur la place publique, le choix des angles sous laquelle il convient de la discuter est souvent plus important que le contenu de chacune des discussions. Les débats qui se sont déroulés depuis une quinzaine d'années sur les OGM agro-alimentaires sont typiques de ce point de vue. Selon que l'on les considère sous l'angle privilégié de la santé des consommateurs, de l'impact environnemental (par exemple biodiversité), de la coexistence entre modes de production agricoles, de la puissance relative des différents acteurs de l'agriculture, des mécanismes de propriété sur les ressources d'innovation, des cibles de processus d'innovation, de leurs bénéfices réels ou affirmés à différentes échelles de temps ou des conséquences de la diffusion des OGM dans les pays en développement, l'équilibre des arguments sera complètement différent. Le débat public porte donc toujours autant sur l'identification et l'importance respective de différents enjeux que sur chacun d'entre eux. Les conférences de citoyens (ou d'autres formes d'ateliers à procédure maîtrisée) ont fait la preuve que, lorsqu'une certaine maturité d'un débat public préalable a construit une représentation des différents enjeux et mûri les arguments sur leur importance respective, elles peuvent générer d'importants consensus et éclairer les dissensus restants. A l'opposé, elles peinent à clarifier des sujets que l'espace public a encore peu abordé ou dont la définition même est confuse et risquent d'être manipulées par une présentation biaisée (quelle que soit la volonté des organisateurs) des enjeux. Internet, que ce soit comme espace public général ou comme lieu possible de la clarification des enjeux dans des débats structurés, peut jouer un rôle important pour préparer les débats face à face dans ces domaines émergents. Même dans des domaines plus mûrs, l'articulation entre débats préparatoires sur internet et ateliers de travail face à face garantit l'ouverture des termes de débat. Elle permet la mobilisation d'un nombre important de participants dans des dispositifs de proposition et d'argumentation et, lorsqu'elle est bien maîtrisée, n'est pas en conflit avec la création d'un espace protégé pour la phase de délibération.
Il est fréquent que seul un ensemble réduit d'options soit envisagé dans l'élaboration des politiques ou des textes réglementaires. Ce peut être le cas parce que certains facteurs (par exemple changement technique, organisation économique, systèmes de production, nature des innovations) sont considérés comme des données inéluctables alors qu'ils pourraient être l'objet de politiques publiques, ou même le sont en réalité. Ce peut être aussi parce que les cadres conceptuels utilisés pour définir les politiques publiques envisageables sont restrictifs et écartent des options qui apparaîtront pourtant plus tard comme tout à fait naturelles. Ainsi, une approche législative ou réglementaire qui paraissait impossible peut-elle soudain se révéler applicable (exemple du tabac) ou au contraire une approche fondée sur l'initiative sociétale qui paraissait peu crédible fait soudain la preuve de son efficacité au moins partielle (commerce équitable, financement de la recherche sur les maladies négligées). Le débat public ouvert est un instrument précieux pour s'assurer qu'il y a une vraie ouverture des options envisagées lors de la formulation d'une politique. L'utilisation d'internet est particulièrement productive dans ce cas lorsqu'elle est dotée de mécanismes constructifs (outils de proposition, d'évaluation rapides de l'intérêt de celles-ci, commentaires pour les porter à un niveau de maturité minimal permettant leur injection dans le débat plus large).
Il peut s'agir de lois et dispositifs réglementaires ou de textes définissant le cadre de politiques. Elles constituent bien sûr le coeur de l'activité de la démocratie représentative. De ce fait, l'introduction d'un rôle direct de la participation citoyenne pourrait y soulever des réticences. Le développement d'une participation des citoyens à la formulation des textes et à leur délibération parlementaire est néanmoins un fait. Il répond à une évolution antérieure qui a vu se développer une influence majeure des groupes d'intérêt (lobbies) sur la formulation des politiques et leur intervention croissante pendant la délibération. En ce qui concerne la formulation des textes, le développement d'une authentique démocratie participative consiste à remplacer des consultations souvent pré-orientées par d'authentiques débats publics ouverts, avec une confrontation publique des arguments. Le niveau européen inclut une obligation de consultation préalable aux propositions législatives, mais hélas conduit ces consultations en les encadrant dans des options prédéfinies et en s'adressant en pratique essentiellement aux « parties prenantes » (entendre les groupes d'intérêt). Les synthèses qui en sont effectuées le sont souvent dans des conditions opaques. Au niveau national (dans les divers pays européens), la situation est très hétérogène. Certains textes ou politiques font l'objet de débats de société ouverts préalables. On voit d'autres textes rédigés entièrement à partir de propositions de lobbies atterrir en dernière minute sur la table des parlements. La participation des citoyens à la formulation et à la délibération législative peut - en addition à la réduction du nombre des textes - permettre au parlement de mieux travailler tout en protégeant ses fonctions propres : délibération, arbitrage entre différentes visions de l'intérêt collectif, contrôle d'affectation de moyens aux objectifs, etc. Ce point a été reconnu par le parlement européen qui a affecté un budget à l'expérimentation de la participation citoyenne aux processus législatifs par des moyens utilisant les TIC (présentation des textes proposés sous des formes permettant la compréhension plus aisée de leurs enjeux, ouvertures aux commentaires publics, interaction réglée avec les parlementaires).
Nombre de politiques publiques qui paraissent raisonnables dans leurs intentions et leurs modalités échouent à produire les effets attendus parce que les citoyens, consommateurs, acteurs économiques ou institutionnels ne s'approprient pas ces politiques en pratique. Dans certains cas, il apparaît au stade de la mise en oeuvre que des facteurs de rejet ou des stratégies d'évitement qui les rendent inefficaces en pratique avaient été ignorés ou sous-estimés lors de leur élaboration. Il se peut également que les conditions nécessaires à leur mise en oeuvre aient été mal identifiées (exemple des politiques d'insertion liées au RMI). Enfin certaines politiques peuvent se trouver débordées par leur succès même, ce qui conduit à les limiter alors qu'une forte demande sociale existait (exemple de l'allocation personnelle d'autonomie). La mise en débat de propositions d'actions publiques à un stade précoce peut conduire à une meilleure évaluation de l'acceptabilité des politiques et à identifier leurs conditions de réalisation. S'il mobilise une variété suffisante de participants, le débat structuré sur le Web avec des fonctionnalités de commentaires détaillés de textes de propositions, d'évaluation graduée collective de leurs composants et des mécanismes de synthèse associés est particulièrement adapté. Il peut être aisément combiné à des ateliers de travail pour ajuster éventuellement les propositions.
Cette animation de l'appropriation des politiques ne se réduit évidemment pas au stade de leur formulation et peut-être étendue à l'ensemble de leur exécution. Cela est particulièrement nécessaire lorsque l'efficacité de ces politiques dépend de modifications de comportement (par exemple pour les politiques à visée environnementale) ou qu'il existe une incertitude naturelle sur leur adéquation qui ne peut être levée que par l'observation de terrain (exemple : aménagements urbains).
Cet exercice est intrinsèquement difficile. Les effets des politiques publiques ne se manifestent qu'avec un délai assez significatif et lorsqu'ils se manifestent, il est souvent difficile de démêler l'impact propre à ces politiques et celui d'autres facteurs. La définition d'indicateurs quantitatifs d'objectifs dans la définition même des politiques procède d'un but louable mais conduit en pratique souvent à un pilotage des chiffres plus que des résultats (exemple des indicateurs d'innovation fondés sur les brevets). Peut-on mettre en place des procédures qui envoient des signaux d'alerte clairs dans les cas où les effets d'une politique se mettent à dériver par rapport à ses buts, comme par exemple lorsque certaines aides à l'emploi deviennent coûteuses et inefficaces du fait d'effets d'aubaine ? Peut-on ajuster rapidement des politiques par rapport à des difficultés rencontrées dans leur mise en oeuvre ? En réalité, il faut sans doute considérer l'évaluation des politiques comme une forme particulière de l'état des lieux et de l'identification des problèmes, bouclant ainsi le cycle présenté graphiquement plus haut. Ainsi l'évaluation doit-elle se faire à la fois du point de vue des politiques elles-mêmes (avec leurs indicateurs) et d'un point de vue externe, qui part du terrain et remonte aux effets des politiques. C'est tout particulièrement le cas pour des politiques dont le cadre législatif ou budgétaire est fixé au niveau national alors que la mise en oeuvre est régionale ou locale. L'organisation de la participation des citoyens et des acteurs associatifs à cette évaluation suppose de profondes modifications de comportement des acteurs politiques et administratifs. Ceux-ci participent aujourd'hui au dialogue avec les citoyens et s'engagent progressivement dans des pratiques de mutualisation avec les acteurs d'autres niveaux territoriaux. Les espaces collaboratifs informatisés (par exemple pour des groupes de suivi de politiques thématiques pendant toute leur exécution, ou pour la mutualisation d'expériences et d'outils) et les débats utilisant internet ont leur rôle à jouer dans cette implication.
Après avoir analysé les buts de la démocratie participative du point de vue des politiques publiques, envisageons-les maintenant du point de vue des citoyens et des formes de leur participation. Cette implication est un but en soi tout autant qu'un moyen : elle contribue à la formation du « public ». Rendre possible une participation des citoyens aux processus démocratiques avec les ambitions décrites plus haut suppose de trouver des solutions satisfaisantes pour un ensemble de critères :
Il va de soi qu'un outil, une procédure, une modalité d'échanges donnés ne peuvent offrir qu'un compromis particulier entre les exigences contradictoires de ces critères, compromis adapté à une situation ou une étape spécifique d'un processus plus vaste. Dans la section qui suit, nous tentons d'établir un tableau analytique des propriétés de différentes procédures. Avant de le faire, tentons d'expliquer pourquoi la multiplicité de ces critères potentiellement contradictoires dans leurs exigences est inévitable, en quoi elle résulte des buts même du débat public et de la démocratie participative.
Examinons pour cela deux tensions qui sont au coeur des choix d'outils et de procédures. La première provient de la différence entre démocratie des personnes et débat des arguments. Les procédures de la démocratie représentative et de la démocratie participative face à face s'efforcent de donner à chacun un accès quantitativement égal à l'expression : une personne / une voix (8), temps de parole égal dans la mesure du possible. Il y a pour cela de bonnes et solides raisons au-delà de l'égalité de principe : dans une réunion, le temps de parole est une ressource rare. Par contraste, l'espace public médiatisé vise d'autres formes d'équité : capacité de chacun à s'y exprimer, multiplicité des sources, pluralité des idées, diversité de l'attention et capacité de celle-ci à détecter des idées ou arguments qui méritent de s'y attarder. John Dewey, qu'on nous pardonnera de citer encore, écrivait : « Il est vrai que toute idée valable ou nouvelle provient des minorités, peut-être même d'une minorité formée d'une seule personne. Ce qui est important c'est que cette idée ait la possibilité de se répandre et de devenir la possession de la multitude » (9). Ce n'est pas l'espace d'expression qui est rare dans l'espace public informationnel, c'est le temps d'attention de chacun. La portée d'un usage d'internet (avec des outils et des modes d'organisation adéquats), c'est d'assurer la richesse et la diversité des positions en présence et de permettre à l'attention de se mobiliser de façon équitable dans un débat. Chacun le fera bien sûr avec les biais propres à ses propres intérêts : c'est donc au niveau des pratiques d'ensemble que cette équité doit être jugée. En particulier, la visibilité et l'accessibilité des points de vue originaux, la lisibilité de l'évolution d'un débat, la mémoire de celui-ci, l'existence d'outils facilitant la réception critique des positions et aidant à l'expression de ses opinions à un rythme choisi (10) sont d'ores et déjà irremplaçables. Les échanges outillés et médiatisés seront donc particulièrement utiles dans des situations où il est important que le débat des positions, des enjeux, des arguments soit ouvert : préparation d'un débat délibératif, identification d'options possibles, collecte de propositions, ouverture aux commentaires de textes législatifs ou réglementaires, mise en débat de conclusions de débats délibératifs ou de propositions de politiques, etc. Elles ne sauraient remplacer la délibération face à face dans d'autres situations, celles où se codifient les consensus et se qualifient les divergences de vues, où se construit et se revivifie la confiance et le respect entre les participants.
Le second critère qui rend nécessaire une multiplicité d'outils et de procédures porte sur le nombre, la diversité et la représentativité des participants. L'importance de la démocratie participative réside tout autant dans son processus (formation induite d'un public citoyen) que dans l'impact direct qu'elle a sur les décisions politiques, leur efficacité et leur légitimité. Du point de vue du processus, la participation d'un nombre significatif de citoyens est importante, même si cette participation peut s'effectuer à différents degrés d'implication. Du point de vue de la crédibilité et de la légitimité de l'« input » que la démocratie participative effectue auprès de la décision des représentants ou de l'exécutif, c'est la diversité des participants, l'égalité de la possibilité qu'ils ont eu d'influencer les conclusions et dans une certaine mesure, une sorte de représentativité. Ce dernier point doit être pris avec prudence, la représentativité au sens statistique n'étant jamais possible dans les processus de démocratie participative. On cherche plutôt à refléter la diversité des personnes (11). Les exigences de la délibération face à face font privilégier, pour les phases où elle est nécessaire, de petits nombres de personnes (16 personnes dans la plupart des conférences / jurys / panels citoyens, 10 à 12 dans chaque atelier dans les démarches reposant sur un ensemble d'ateliers parallèles). Dans les opérations de démocratie participative locale (espace couvert représentant au maximum une dizaine de milliers de personnes), il reste possible de concilier la mobilisation d'une fraction significative de la population (12) et des formes de délibération face à face. Lorsque la nature des problèmes et publics concernés imposent de les considérer et de débattre à des échelles supérieures, la mobilisation d'un public vaste doit s'effectuer à des étapes particulières (voir plus haut) et être articulée avec des phases de délibération face à face mobilisant un nombre plus réduit de personnes. C'est l'un des sens de nos approches combinant le débat public sur internet et la délibération participative que de permettre cette articulation.
Une brochure sur les outils de participation du public à la concertation (13) ne listait en 2003 pas moins de 57 procédures ou outils techniques. Même si une douzaine d'entre eux relèvent de la communication plus que de la participation, il reste cependant un nombre très élevé de procédures et d'outils dont la pertinence dans divers types de situations ne fait pas de doute. A cette diversité des procédures et de leurs outils s'ajoute celle des nombreux cadres généraux qui se sont succédés historiquement et dans lesquels ces procédures prennent place. Pour les seuls projets d'infrastructure, on est passé de l'information du public, à l'enquête d'utilité publique, à l'obligation d'étude d'impact, à la concertation préalable, à l'obligation de débat public. Ce livre blanc n'a nulle prétention de fournir un tableau synoptique de cet ensemble, d'autant que des ouvrages récents s'y sont attelés (14) ou ont détaillé des procédures particulières (15). Nous proposons ci-dessous une série d'exemples illustrant la façon dont des procédures et outils diversifiées peuvent être mobilisés dans une activité de démocratie participative ou de débat public en fonction des domaines et des types d'implication souhaitée des citoyens.
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Blogs de lycéens, sites d'écrits publics, collectes de mémoires. En plus de l'animation et du travail sur l'éthique et l'étiquette de l'expression et de l'attention, il convient de prendre garde à ce qu'il n'y ait pas d'ambiguïté sur les destinataires de l'expression (que les usagers ne confondent pas ces sites avec des opérations de démocratie participative mais sachent qu'ils s'y expriment à destination de « pairs » ou d'une communauté, par exemple scolaire) (16).
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Mis en oeuvre par Delibera pour la collecte d'enjeux dans de nombreuses démarches d'agenda 21 (y compris pour la culture). Sopinspace a utilisé des techniques similaires (en logiciels libres) pour la collecte d'enjeux dans des débats ou la mise en priorité de questions dans des dialogues avec experts ou élus.
Les techniques de soumission individuelle et mise en priorité collective (par notation graduée de chaque proposition par chaque individu) fournissent un bon compromis entre contributions construites et mobilisation plus large d'un public.
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Sous réserve des conditions listées précédemment, cette procédure délibérative, aujourd'hui bien stabilisée dans ses différentes méthodes, présente de grandes qualités. Le fait de placer une diversité de citoyens en situation de questionnement et de délibération en commun sur des sujets souvent complexes en disposant de ressources d'information et en gardant le rôle moteur sur la nature des questions nous apparaît comme la première de ces qualités. Dans des questions encore insuffisamment explorées dans l'espace public (ex : nanotechnologies, sciences du cerveau), certaines formes de débat ouvert (ateliers informels prêtant attention à la mobilisation de vues même très minoritaires, expressions sur le Web, débat structuré sur le Web) est nécessaire pour les porter à maturité suffisante
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Les modalités classiques (par exemple séminaires présentant les vues diverses d'experts avec questions du public) ont l'intérêt de permettre la capture d'une photographie de l'état de la réflexion sur un sujet qui peut être rendue accessible pour poursuivre les débats. Vivagora (18) a perfectionné ces modalités en installant experts et participants sur le même plan et en organisant les questionnements réciproques. C'est seulement par des outils mobilisant un public plus large et en permettant de faire porter le débat sur ses propres modalités en enjeux que le débat peut progresser plus avant. Les modalités adaptées pour conduire ce type de débat sur internet sont en cours de maturation. Elles constituent d'ores et déjà une avancée importante, notamment quand il y a des allers-et-retour entre échanges sur internet et face à face.
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L'encadré qui précède nous rappelle qu'il n'est pas possible de limiter l'évaluation de la démocratie participative à ses seuls effets sur la décision ou les politiques effectivement conduites. Il n'est cependant pas possible d'ignorer cette question qui est à la source même de la confusion qui entoure la démocratie participative. Certains élus ou personnalités politiques y voient un risque d'empiètement sur la légitimité de leurs fonctions et la liberté de leurs délibérations, la confondant dans leurs critiques avec la démocratie d'opinion. Nous avons vu pourtant que la genèse de la démocratie participative est précisément une réponse aux dérives d'une démocratie d'opinion. A l'opposé, certains promoteurs s'offusquent de ce que des décisions recommandées à l'issue de processus de démocratie participative ne soient pas adoptées par les élus. Pourtant un automatisme de mise en oeuvre reviendrait à déresponsabiliser les représentants. Démocratie participative et démocratie représentative peuvent néanmoins être mises en relation sans tomber dans ces écueils symétriques.
Quelle peut être la base d'un contrat social respectueux du rôle de chacun de ces deux aspects du fonctionnements démocratique ? Il ne faut sans doute pas rechercher une règle du jeu fixe, mais des conditions minimales sur lesquelles on ne peut transiger, avec des adaptations souples à la réalité des situations et projets concrets. Exprimons ces conditions minimales comme engagements des représentants (au sens large, incluant les administrations et agences publiques) et du public lui-même :
Ces conditions minimales sont celles nécessaires à la relation entre formes démocratiques, d'autres conditions étant nécessaires à la démocratie participative elle-même : respect des personnes et de la liberté d'expression des opinions et arguments par exemple. Pourquoi seulement des conditions minimales ? Pierre Zemor, président de la Commission Nationale du Débat Public en 2001-2002 s'offusquait que l'on puisse boycotter un débat public organisé par la loi (22). C'est pourtant une position parfaitement légitime, la loi n'ayant fait aucune obligation à quiconque d'y participer ou d'en accepter les conclusions. Ceux qui boycottent une opération de démocratie participative doivent cependant soupeser le risque qu'ils prennent à affaiblir son principe et leur propre légitimité comme membres du « public ». Au-delà, le débat n'attend pas le début d'une opération de démocratie participative, ne s'arrête pas pendant, et continuera après son terme. La démocratie participative est un espace dont la légitimité - fut-elle inscrite dans la loi - se renégocie à chaque fois, s'installe par la définition du domaine couvert, par les garanties d'ouverture des termes de débat, par l'explicitation du processus et de ce qui s'en suivra.
Francis Chateauraynaud, pionnier de l'analyse des controverses, a coutume de dire que tout est argument. Cela inclut le refus de débattre d'une question lorsque, par exemple, l'on juge que le fait ou la manière de la poser témoigne d'un biais ou du service d'un intérêt tel qu'on tomberait dans un piège fatal à en discuter. Plus généralement, on n'évitera pas que l'ombre du procès d'intention ne s'étende sur de nombreuses opérations de démocratie participative : le gouvernement ne cherche-t-il pas à amuser la galerie un moment parce qu'il s'est empêtré sur un dossier difficile ? Tel élu ne cherche-t-il pas à mobiliser un soutien visible de l'opinion comme atout dans une négociation sur tel partage de gâteau ? Telle opération n'est-elle pas un moyen de faire entériner rituellement une décision déjà prise ? Tout cela peut être vrai de telle opération de démocratie participative, mais n'épuise en rien son apport à la constitution d'un public et à l'élaboration de meilleures politiques publiques.
D'autres dangers ont commencé à être signalés. Des élus autrefois réticents ont pris tant goût à la démocratie participative qu'ils ne voudraient plus prendre position en leur nom, se satisfaisant de l'écoute mais sans s'immerger eux-mêmes dans le débat, sans y prendre le risque de l'énoncé, de l'erreur, de la proposition qui fâche certains. Le meilleur remède contre de tels risques réside dans l'alternance des temps sur un dossier ou domaine donné : si dans l'espace public tout est toujours en marche ensemble (états des lieux, identification d'enjeux, formulation d'options, délibération de propositions, évaluation, etc), la démocratie participative gagne à distinguer des phases bien identifiées, à faire se succéder pour un domaine donné les phases du cycle présenté plus haut. Lorsqu'au temps du débat succède celui de la décision puis celui de la mise en oeuvre et celui de l'évaluation, les risques de confusion et de défausse sont bien moins grands entre démocratie participative et démocratie représentative. Mais cette succession a un sens pour des domaines ou des lieux donnés : si l'on considère l'ensemble des domaines et des lieux, ni le débat, ni la décision ne s'arrêtent jamais.
Certains ont souligné le risque que la démocratie participative ne rende plus difficile de faire triompher l'intérêt général contre l'intérêt local ou des intérêts particuliers. Les deux volets de cette crainte appellent des réponses différentes : la démocratie participative et le débat public doivent être conduits à des échelles où un intérêt local est forcé de se confronter aux effets dans d'autres lieux des options proposées ... et à ceux qui les subiraient. Conduire un débat participatif dans une seule commune sur la péréquation fiscale entre communes, les obligations d'implantation de logements sociaux ou l'implantation d'un équipement générateur de nuisances dont il est pourtant nécessaire qu'il soit quelque part peut bien sûr aboutir à une pure amplification d'intérêts locaux qui s'opposent à un intérêt plus général (23). C'est l'une des contributions d'internet que de permettre de conduire certains débats aux échelles où ces intérêts peuvent entrer au contact. Le cas de l'opposition intérêts général / intérêts particuliers est souvent beaucoup plus complexe. C'est bien à cause de l'invocation instrumentale de l'intérêt général, de sa monopolisation technocratique et de la crise des institutions qui en ont la charge que de nouvelles procédures sont nécessaires. Avant d'invoquer l'intérêt général, il faut reconnaître qu'il en existe des versions fort diverses. La description comme « intérêts particuliers » des associations que réunit une vision particulière de l'intérêt général est très contestable, en particulier quand dans le même mouvement on réunit sous un concept volontairement flou de société civile des associations et des acteurs économiques ou institutionnels qui constituent des intérêts particuliers au sens le plus strict du terme. Loin de s'opposer à l'intérêt général, la démocratie participative permet aux visions diverses de sa nature de le régénérer.
Reste bien sûr un débat qui ne sera jamais clos, celui de l'impact réel de la démocratie participative sur les orientations de politiques et sur les décisions. Nous avons déjà signalé que réclamer un automatisme de cet impact serait nier le principe même de la démocratie représentative. Il est non moins certain que la persistance dans la durée d'un décalage complet entre les orientations suivies et ce qui s'exprime dans l'espace public et dans la démocratie participative minerait la légitimité de la démocratie - participative comme représentative. La nature de la relation entre les politiques effectivement conduites et la démocratie participative ne saurait cependant être jugée sur une opération ponctuelle. C'est dans la durée que se tisse cette relation : dans les repositionnements et les nouvelles propositions politiques, dans la capacité ou non des politiques d'entendre des alertes, de proposer des réponses à de nouveaux problèmes avant que ne s'installent les fermetures, les régressions ou le ressentiment du public à l'égard du politique. Dans certains domaines (OGM, alertes sociales sur la précarité ou sur la violence, arbitrages entre intérêts d'acteurs économiques dominants et bien public, rôle des aliments à haute densité calorique dans l'obésité), l'impression existe d'une véritable surdité aux enjeux s'exprimant dans l'espace public, dans la démocratie participative ou même dans les parlements (européen comme nationaux). Cette situation met en danger l'adhésion à la démocratie ou le respect de la loi. La démocratie participative peut encore aider à dépasser cette crise, mais elle ne se substitue pas aux autres formes de l'enquête sociale et de la proposition politique, et il y a clairement urgence. Qu'on nous autorise pourtant un prudent optimisme : un nombre croissant d'élus et d'acteurs politiques perçoivent qu'un nouvel espace s'ouvre pour leur action qui ne s'est pas laissé confiner de gaieté de coeur dans ses difficultés actuelles.
Les lois Barnier (1995) et Voynet (2002) ont installé en France une configuration particulière pour l'organisation de débats publics sur les grands projets d'aménagement et d'équipement et sur les options générales des politiques d'environnement et d'équipement (24). Ces débats (rendus obligatoires par la loi au-delà de certains seuils pour les projets d'aménagement et d'équipement) se font sous l'égide d'une Commission Nationale du Débat Public (CNDP) constituée en haute autorité indépendante dont les membres sont nommés à titre personnel pour 6 ans et dont certains sont issus du milieu associatif. La CNDP a également une mission générale et méthodologique sur la participation du public au processus décisionnel pour les projets d'aménagement du territoire et peut être consultée par les ministères ou d'autres acteurs pour ce qui concerne les débats dans d'autres domaines.
LA CNDP mise en place en 2002 a mûri progressivement une philosophie et une méthode du débat qui complète les règles établies par la loi et qu'elle a appliqué dans des dizaines de commissions particulières du débat public (CPDP). L'ensemble de cet édifice constitue un modèle précieux par l'affirmation concrète d'un certain nombre de principes qui ont une portée pour l'ensemble de la démocratie participative :
La méthodologie de la CNDP a été conçue avec comme référent essentiel les débats sur les projets d'infrastructures, les premiers débats sur des problématiques n'ayant eu lieu que récemment (27). Elle ne fait qu'une place marginale à l'usage d'internet, le plus souvent confiné à un rôle de communication et à un mécanisme de questions / réponses par envois de courriels. Lorsque l'usage des TIC s'ouvre aux contributions des usagers et autorise le débat entre eux, c'est sous la forme de forums de discussion simples, sans articulation avec le processus d'ensemble du débat et ses conclusions, ne faisant l'objet d'aucune promotion propre et avec une animation très réduite et sans vraie valeur ajoutée. Tout naturellement, cela a conduit à une participation extrêmement faible, même si on peut noter que dans le cas du débat sur la liaison Paris - Aéroport Charles de Gaulle, les arguments échangés dans les interventions peu nombreuses sur le forum de discussion reflétaient assez fidèlement ceux échangés dans les réunions de débat. Le centrage de la méthodologie sur des moyens de mobilisation classique du public (distribution boîtes aux lettres, encarts de presse) et sur des réunions locales est très coûteux et inefficace pour certains débats. C'est en particulier le cas pour les débats de problématiques et les débats de projets d'équipement pour lesquels le « public concerné » est distribué sur un vaste territoire ou quand les paramètres à prendre en compte dans le débat prennent leur source à distance (ex. interconnexions électriques transfrontalières, infrastructures liées au transport de marchandises). Dans un débat récent comme celui sur la politique des transports dans la vallée du Rhône et l'arc languedocien, la participation du public est décevante selon les propres termes de la CNDP en comparaison de l'effort de communication (3200 personnes au total dans l'ensemble des 35 réunions publiques). La participation à travers le forum internet se situe à un niveau encore bien plus faible : 143 messages et réponses dont près de la moitié émanant de l'animateur du site (28). Cette absence de participation n'est pas surprenante compte tenu de l'absence de rôle explicite du forum internet dans le processus de débat (29). Pourtant il suffira au lecteur de considérer l'ensemble de mesures qui étaient soumises par l'Etat au débat (30) (dans les réunions territoriales) pour prendre la mesure de l'intérêt des sujets couverts et du lien entre ceux et des enjeux très concrets de la vie quotidienne.
La CNDP va sans aucun doute dans les années à venir devoir réviser sa méthodologie et ses outils pour tenir compte de l'évolution de l'espace public et être en position d'accomplir sa mission si essentielle sur un ensemble élargi de problématiques et de projets. Il lui appartiendra bien sûr de définir dans quelles modalités, mais il peut être intéressant de prendre la mesure des changements que cela implique.
Le premier est bien sûr de ne pas considérer internet seulement comme un outils et des pratiques fixés. Dans internet comme ailleurs, on peut solliciter d'autres outils, injecter des exigences, inventer des méthodes et des processus d'animation adaptés à des principes fondamentaux, à condition de le faire en respectant la substance propre de ces espaces d'échange et d'expression et en utilisant de façon pertinente les technologies existantes.
Le second porte sur une clarification inévitablement plus poussée du positionnement entre démocratie des arguments et démocratie des personnes. La citation que nous avons mise en exergue de cette section exprime le rôle central de la démocratie des arguments dans l'espace du débat. Mais dans la pratique effective, des compromis complexes se passent entre l'équité à l'égard des arguments et l'équivalence (au sens de la loi et de la CNDP) des participants. Ces compromis devront être redéfinis dans l'espace d'internet où les contraintes sont différentes (pas de rareté de l'espace d'expression mais une rareté maintenue du temps d'attention de chacun). Sur Internet, l'attention est portée plus encore aux arguments qu'à ceux qui les émettent, et cependant, l'investissement personnel de ceux qui s'expriment n'est pas moins grand, notamment quand il s'agit de questions politiques ou sociétales (en contraste avec les débats purement techniques comme ceux des forums sur des matériels informatiques, par exemple). C'est l'une des raisons qui rend nécessaire, même pour les débats centrés sur Internet, des retours périodiques aux relations face à face. La CNDP a commencé, lors de débats de problématiques, à mettre en place des débats en plusieurs phases avec des fonctions et des échelles géographiques différentes. Cette approche devrait pouvoir être étendue à une alternance de débats sur Internet et dans des réunions, avec des rôles bien identifiés pour chacun, et la possibilité que des « porteurs » viennent retransmettre les débats d'un espace dans l'autre.
Le troisième porte sur l'agencement des activités des associations et autres groupements collectifs d'une part et de celles des citoyens d'autre part. L'existence de relais collectifs, d'acteurs intermédiaires qui cristallisent des visions de l'intérêt collectif ou des enjeux locaux est tout aussi importante pour le débat utilisant internet que pour celui dans les réunions face à face. Mais la nature des activités qui se déroulent sur internet donnent un rôle tout à fait spécifique à l'individu et la façon dont le collectif s'y construit n'est pas la même que dans l'espace physique.
Enfin, des transformations sont également nécessaires dans l'organisation de l'animation. Une des raisons de la qualité des processus relevant de la CNDP réside dans l'implication directe des membres des CPDP dans l'animation des réunions, comme garants des méthodes, du processus et de son indépendance. Cette implication sera parfois possible également sur internet mais dans la plupart des cas la nature permanente des activités et la réactivité nécessaire imposeront une organisation différente, avec des prestataires et des mécanismes de suivi et de validation.
Tout au long de ce livre blanc, nous avons donné des exemples d'outils et de procédures qui permettent aux activités sur internet de jouer un rôle important dans la démocratie participative et le débat public. Mais les techniques d'information et de communication ne sont pas seulement un outil ou un média de plus pour une pratique démocratique inchangée dans sa définition et pratiquée par des citoyens qui le seraient aussi. Les TIC constituent un support essentiel des activités de mémoire, d'accès à l'information, de création, d'expression, d'échange, d'évaluation et de comparaison. Par ce rôle, elles modifient ce que cela veut dire de penser, d'exprimer une opinion, de se situer par rapport à celles des autres. Le débat public est déjà sur internet, et en se confinant aux seuls médias et modalités traditionnelles pour les exercices participatifs, les institutions ou acteurs politiques en viendraient à gérer de plus en plus une fiction. Au-delà de cette impossibilité d'ignorer Internet, il reste à se demander comment l'investir. La démocratie participative suppose la création sur des sujets spécifiques d'un espace public structuré par des procédures, des méthodes et des outils. Y parvenir pour les parties de processus qui se déroulent au moyen des TIC suppose d'être conscient à la fois des possibilités et des défis à résoudre.
Les moyens aujourd'hui offerts pour utiliser les TIC dans la démocratie participative sont encore immatures, et leur mûrissement et leur appropriation par tous sont progressifs. Envisageons le chemin à parcourir d'un triple point de vue : l'accès ; la production d'un espace collectif partagé à partir des expressions individuelles ; l'enrichissement du débat et des options de décision.
On peut discuter l'accès à une médiation sous divers angles : qui y a théoriquement accès ? Qui dans la réalité exerce cette possibilité ? Quelles sont les activités rendues possibles ? Quel est le public qui participe ?
Plus de 53% des foyers ont un ordinateur personnel à domicile et plus de 43% des français de plus de 11 ans ont accès à domicile (31). 54% ont la possibilité d'accéder à internet soit à domicile soit sur le lieu de travail (avec un minimum de liberté d'usage dans ce dernier cas). L'évolution dans d'autres pays développés ayant précédé la France donne à penser que d'ici quelques années, 75% de la population aura accès à internet à domicile, chiffre à partir duquel il existe un risque de plafonnement essentiellement en raison des conditions de vie et d'autres éléments de contexte social pour les personnes restantes (32). Voilà pour l'accès au média lui-même. Le niveau croissant de cet accès se rapproche du nombre de ceux qui maîtrisent les pratiques de base de la lecture et de l'écriture (qui sont souvent des prérequis de beaucoup des activités sur internet tout comme de celles utilisant le papier et même des réunions publiques) (33).
Ce n'est pas tout d'accéder au média, encore faut-il pouvoir l'utiliser de façon pertinente et souhaiter l'utiliser pour la participation démocratique. Il faut sur ce plan saluer la véritable révolution en cours : internet et le web (la toile) ont cessé d'être de façon principale le lieu de l'accès, pour placer accès et expression dans une relation plus équilibrée qu'aucun autre média du passé. Au troisième trimestre 2006, 8 700 000 internautes ont consulté un blog, plus de la moitié d'entre eux écrit un commentaire sur un blog et 3 600 000 internautes français ont créé un blog à un moment ou un autre (34). La distribution de ces internautes en termes de situation sociale, de genre ou d'âge est différente de celle de la population dans son ensemble. Il serait intéressant de les comparer du point de vue du nombre et de la diversité avec ceux qui ont pris la parole dans des réunions publiques de quelque nature que ce soit. La diversité des internautes s'exprimant activement croit rapidement avec le temps. Les blogs mobilisent un public jeune (largement absent du débat traditionnel) se diversifiant rapidement vers les personnes d'âge plus mûr. Ils mobilisent beaucoup plus de femmes qu'aucune modalité d'expression classique, même si les hommes y sont devenus récemment majoritaires avec la part accrue des 25-59 ans. Ils mobilisent bien sûr plus de personnes de milieux favorisés (et de niveau d'éducation supérieur) mais la part des ouvriers, employés et agriculteurs est loin d'y être négligeable. Les chômeurs, dont une partie significative se sont donné les moyens d'accéder à internet pour la recherche d'emploi y sont également bien représentés (35). Les blogs ne sont qu'un média parmi d'autre de la révolution de l'expression publique et du partage d'information : mise en ligne et partage des photographies et des vidéos, publication collaborative, indexation et recommandation de contenus la complètent. Cette révolution développe des capacités chez ceux qui y participent, capacités qui deviennent disponibles pour d'autres activités.
Le contenu des blogs a le plus souvent peu de relation avec les sujets sur lesquels se développe la démocratie participative. Certains en ont déduit que ces activités étaient très distantes des enjeux démocratiques. Est-ce si sûr ? L'interrogation du service expérimental Google Blog Search fait apparaître 300 000 pages pour le mot politique contre 500 000 pour le mot musique. Les chiffres sont exactement semblables pour le serveur d'indexation par mots-clés Technorati. Il n'en reste pas moins vrai que les débats politiques sur internet mobilisent un public plus âgé et moins familier de l'expression ou de la coopération utilisant de nouveaux outils que les internautes en général. Cela a conduit à une situation paradoxale : les sites de débat participatif proposent essentiellement des outils liés aux formes d'échanges les plus proches de la communication personnelle (email, listes de discussion, forums de discussion, chats). Ces outils qui ont certes eu un rôle important dans le développement d'un usage général d'internet mais sont le plus souvent peu adaptés aux exigences de processus de débats collectifs sur des sujets complexes. Constatant alors que les internautes ne s'y retrouvent pas dans le fouillis d'interventions redondantes et dispersées, que leur contributions sont peu situées dans un débat général et manifestent peu d'écoute des arguments précédents, les critiques attribuent ces propriétés à l'usage d'internet lui-même. Heureusement, des outils se perfectionnent pour permettre au public d'agir de façon plus pertinente tout en le faisant plus simplement, et l'usage de ces outils commence à se développer. Nous en avons listé de nombreux exemples tout au long de ce document : cartographie de débats permettant de s'y situer en permanence et d'y intervenir avec plus de pertinence, systèmes de commentaires publics sur des textes, utilisation de formes plus proches des blogs que des forums pour l'expression du public (ce qui assure une meilleure distinction entre expression d'un argumentaire ou d'une analyse et réactions à ceux-ci), systèmes de notations graduées de propositions ou enjeux, gestion de la visibilité des interventions en fonction des notations de leur intérêt par les participants eux-même (36). La liste n'est pas close, elle s'allongera dans les années à venir.
Enfin sur le plan de la facilité d'accès à l'usage de telle ou telle fonctionnalité, il faut se garder de considérer qu'il existerait des capacités « objectives » qui limiteraient sans recours l'activité de chacun(e). Que s'installe à un moment donné le sentiment d'un enjeu, et l'on voit soudain des obstacles prétendus insurmontables disparaître par magie. L'utilisabilité et l'accessibilité (notamment pour les publics ayant des besoins spécifiques) sont bien sûr essentielles, mais elles ne prennent leur sens qu'en liaison avec ce qu'elles permettent de faire. L'exemple des textos (SMS) est là pour nous rappeler qu'une technologie très peu utilisable peut faire l'objet d'un usage massif si ce qu'elle permet de faire est perçu comme vraiment utile ou agréable. Plus que l'accès ou la maîtrise fonctionnelle des outils, ce sont des contextes sociaux (37) ou les capacités fondamentales liées à la maîtrise de la langue et à la compréhension du contexte social d'usage qui limitent l'utilisation pertinente des techniques. Or ces limitations de fond contraignent tout autant l'expression dans les réunions.
La démocratie participative a pour ambition la création d'un public à travers les individus qui s'y impliquent mais aussi à travers le collectif qui s'y produit. L'usage des TIC rencontre ici un défi plus complexe que ceux portant sur l'accès. Internet produit certes du collectif et de la coopération à une échelle sans précédent et sur les sujets les plus divers. Mais produire des collectifs, des communautés, aussi intéressantes soient leurs réalisations n'est pas la même chose que de produire Le collectif, la communauté politique partagée à une certaine échelle de territoire ou dans un certain domaine. Cela a conduit certains critiques à redouter qu'internet n'encourage une sorte de tribalisation des points de vue, où ceux qui défendent une certaine vision ne dialogueraient et ne coopéreraient qu'avec des personnes avec qui ils sont déjà en accord. Bien que réel, ce risque est sans doute exagéré : au-delà de l'usage d'internet par des « tribus » déjà constituées, y compris celles qui sont artificiellement initiées par des acteurs économiques comme ceux des jeux en réseau, la pratique réelle est beaucoup plus multiforme que cette image, les individus s'investissant souvent dans des communautés ou actions multiples. Quoi qu'il en soit, il y a à se préoccuper de la création et du maintien d'un espace où l'on est confronté à des points de vue divers. Cela appelle pour l'usage d'internet dans le débat public et la démocratie participative des réponses internes et externes. Internes par l'usage de modes d'animation et d'outils liés qui rendent visibles la diversité des points de vue et découragent l'échappatoire vers le « prêt à penser » de chacun. Externes, parce que quelle que soit la qualité de cette animation, le besoin subsistera d'une « re-plongée » de la communauté d'ensemble dans l'espace des relations face à face.
Enfin, la démocratie participative sur internet enrichit-elle réellement la diversité des arguments, les options soumises à la décision politique, les approches proposées aux politiques publiques ? Il existe sur ce plan une certaine désillusion à l'égard des modalités de démocratie participative « classique ». Elles ont dans certains cas donné l'impression de n'explorer que les enjeux ou les options que leurs organisateurs y injectaient (38). Quoi qu'il en soit, le débat internet ne fera mieux que si certaines conditions y sont réunies :
Les débats publics et opérations de démocratie participative utilisant les TIC se sont développés essentiellement à base de logiciels libres, notamment en France et aux Etats-Unis. Cependant, ce positionnement n'a pas été justifié explicitement. Au moment où apparaît une certaine institutionnalisation des processus liés, avec des changements d'échelle et un rôle croissant de prestataires de service et de fournisseurs de solutions technologiques, un positionnement explicite devient nécessaire. Sopinspace défend l'idée que l'usage des logiciels libres et la diffusion en logiciels libres des technologies et outils supports des processus démocratiques répond à des besoins fondamentaux, bien au-delà des questions de coût où certains entendraient confiner cette question. Nous avançons 3 arguments en ce sens :
Le premier est classique et porte sur la transparence des processus démocratiques. De nombreux éléments du déroulement d'un débat public sur internet sont sous contrôle de logiciels : visibilité des contributions, notations par les participants de leur intérêt par exemple. Dans certains processus de démocratie participative, des processus de notation jouent un rôle direct sur le débouché de divers étapes et des algorithmes sont utilisés pour calculer des représentations synthétiques de l'ensemble de contributions, par exemple. Ces processus doivent pouvoir être soumis à l'évaluation critique de ceux qui le désirent. Certains commentateurs se gaussent de cette exigence sous prétexte que de telles vérifications sont rares même lorsque la base logicielle est sous licence libre. Ce raisonnement sous-estime l'effet de la simple possibilité de cette vérification. Enfin, on notera qu'un simple accès au code source ne suffit en rien à atteindre l'objectif visé. C'est le plus souvent lors de modifications du code pour l'adapter à de nouveaux usages que des erreurs ou malfaçons sont détectées. C'est bien de l'ensemble des libertés constitutives du logiciel libre que l'on a besoin pour assurer la transparence démocratique. Il ne s'agit bien sûr que d'une condition nécessaire et non suffisante.
Le second argument porte sur les sources de l'innovation. Les outils informatiques de la démocratie participative et du débat citoyen ne sont qu'une facette de l'ensemble beaucoup plus vaste des logiciels sociaux. Dans l'élaboration de nouveaux outils ou de nouvelles méthodes, nous puisons sans arrêt dans le fonds des innovations techniques, fonctionnelles ou sociales qui se développent pour des activités souvent non liées aux processus démocratiques, mais qui partagent avec ceux-ci le rôle central d'usages expressifs, collaboratifs et d'interaction avec d'autres usagers. L'innovation foisonnante qui domine par exemple le champ des outils d'expression et de partage d'information est étroitement liée au caractère libre des logiciels qui permettent l'expérimentation sociale de nouvelles fonctionnalités, à très faible coût, et en sachant qu'en cas de succès il sera possible de faire progresser la base technique. Cela ne signifie pas que chacune des réutilisations passe par l'utilisation du code source des logiciels. Très souvent de nouveaux développement techniques n'utilisent que les concepts, les normes ou les fonctionnalités. Mais l'existence même de ceux-ci (notamment les normes ouvertes) doit tout aux logiciels libres. Les acteurs de l'innovation dans ces domaines sont souvent de petites structures, commerciales, associatives ou universitaires. Chacun n'est en position d'innover que sur une petite partie de l'ensemble d'une solution technique. C'est le fait que le reste de cette solution soit disponible sous forme de logiciel libre qui rend l'innovation possible. La tentation peut exister pour certains de rompre la réciprocité, de se contenter d'utiliser sans rendre au pot commun . Ce ne serait pas seulement une faute morale, mais la certitude à terme de se trouver sur le côté de la route de l'innovation, et ceci quelle que soit la qualité de l'innovation intrinsèque réalisée. Combien de concepts ou de fonctionnalités intéressants ont-ils ainsi été temporairement enterrés pour les besoins d'une appropriation réclamée par des investisseurs dans une start-up ou le département de transfert de technologie d'un laboratoire universitaire ? A l'opposé, des modèles originaux comme l'usage de doubles licences (39) ou de services et garanties liés à une marque permettent de ne pas rompre les processus d'innovation sociétale tout en fournissant les garanties nécessaires à certains organismes usagers.
Le troisième argument est encore plus important. Il réside dans le fait que la démocratie participative soit un processus éternellement inachevé et dont l'état à un instant donné ne peut appartenir à personne sans risquer d'être instrumentalisé (40). Nous rebouclons ici le propos ouvert avec John Dewey et l'éternelle réinvention du public. Chacun doit pouvoir à chaque instant prendre l'état des procédures et des outils qui en sont le support et les modifier pour les adapter à une réalité concrète, à un nouveau besoin perçu, à des comportements qui ont évolué, et ceci au coût le plus faible possible et sans avoir de permission à demander à quiconque. Il y a déjà assez d'obstacles sur cette route du fait de la complexité technique, de l'inégale distribution des savoir-faire, des langues parfois, sans qu'on y ajoute celui d'une appropriation par des acteurs particuliers (41). Ce n'est cependant pas tout de le dire, encore faut-il installer les conditions qui permettent à un ensemble accru d'acteurs (et notamment des équipes de recherche multidisciplinaires) de contribuer aux biens communs. Dans les 15 dernières années, d'authentiques innovations ont été enfermées dans l'appropriation pour satisfaire des investisseurs (privés ou publics) ou parce que des laboratoires publics ne pouvaient obtenir des ressources pour des développements techniques et que de les rendre propriétaires paraissait la seule solution pour financer ces développements. Parfois contre le désir de ses initiateurs, l'innovation y est toujours enfermée, elle n'a touché que des domaines d'application restreints en comparaison de sa pertinence et s'est coupée de l'innovation sociétale. La reconnaissance croissante de l'innovation sur la base des biens communs (42) permettra une meilleure synergie à l'avenir entre des développements techniques ciblés de longue haleine et le processus permanent d'invention de la démocratie.
Notes
1() Raphaël Badin, Renaud Bernard, Philippe Bourlitio et Karine Chevalet.
2() La présentation dans l'encadré de la controverse Lippmann / Dewey doit beaucoup à l'introduction écrite par Joëlle Zask sous le titre « La politique comme expérimentation » pour sa traduction du livre « Le public et ses problèmes » de John Dewey (Editions Leo Scheer / Farrago, 2003). Voir également le résumé fourni dans l'article "Walter Lippmann and John Dewey debate the role of citizens in democracy" de Daniel Schugurensky, ainsi que l'article de Pat Aufderheide et Noëlle McAfee, What's Public about Public Media?
3() Dans un article récent où il cherche à juste titre à montrer que la démocratie participative n'est pas une mode récente, Yves Sintomer en fait remonter l'idée aux années 1960 aux Etats-Unis. Si c'est bien à cette époque que le terme « participatory democracy » se diffusa largement, il s'agissait d'une seconde naissance après celle de l'entre deux-guerres. Voir Yves Sintomer, « Tordre le cou aux contrevérités », Le Monde daté du 16 février 2007.
4() Et d'une façon différente également dans les totalitarismes auxquels elles s'opposaient.
5() Le Public et ses problèmes, p. 198-199, op. cit. Dewey parle de « la masse » pour désigner le public dans son ensemble, mais ce terme a aujourd'hui des connotations différentes.
6() Des décisions qui visaient à réagir à cette situation en créant des institutions politiques plus proches des citoyens comme les conseils de quartier ou plus adaptées à la conduite pratique des politiques (communautés urbaines ou de communes, pays) ont malheureusement aggravé la dispersion ou la confusion par empilement des niveaux, sans simplification parallèle.
7() Internet fournit aujourd'hui des moyens importants de collecte et de production coopérative de connaissances dans certains domaines.
8() Ce n'est pas par hasard que le français utilise un mot lié à l'expression orale pour désigner le vote.
9() John Dewey, op. cit., p. 198.
10() Il existe dans les échanges médiatisés des pressions à réagir rapidement. Sur internet comme ailleurs, il y a besoin d'outils et de procédures pour compenser ces pressions en s'assurant de donner une visibilité suffisante aux réactions plus tardives, plus réfléchies, moins impulsives ou simplement laborieuses mais potentiellement porteuses de points de vue importants ou singuliers. Si de tels outils et procédures sont en place, le fait que l'élaboration d'une contribution s'effectue de façon asynchrone équilibre en partie les capacités d'expression. C'est une autre dimension de la complémentarité entre échanges médiatisés et échanges face à face : ce qui est perdu en renonçant au partage d'un temps et d'un espace commun (si précieux dans l'échange face à face) ouvre d'autres possibles.
11() On verra plus loin que des risques de biais d'autant plus dangereux qu'ils sont cachés derrière une méthodologie technique se manifestent dans la sélection des participants à certaines opérations de type conférences ou panels de citoyens, en particulier quand celles-ci sont réalisées avec des moyens réduits.
12() On restera très prudent sur la définition des seuils constituant une « fraction significative ». 3 à 4% de participants actifs dans un espace politique donné doit être considéré comme une fraction significative, en comparaison à la proportion de personnes mobilisées en temps normal dans la délibération collective.
13() Les outils de participation du public à la concertation, publiée par Décentralisation et initiatives locales à l'occasion des Premières assises nationales « Concertation & Débat Public », octobre 2003. On notera dans ce document la présence massive de publicités de sponsors industriels dont les activités sont justement objet de débats publics, ce qui montre que beaucoup de chemin reste à faire en matière de déontologie des médias utilisés pour la réflexion sur la démocratie.
14() Par exemple le Guide du débat citoyen, La documentation française, 2005 et Marie-Hélène Bacquié, Henry Rey et Yves Sintomer, Gestion de proximité et démocratie participative : une perspective comparative, La découverte, collection Recherches, 2005.
15() Dominique Bourg et Daniel Boy, Conférences de citoyens, mode d'emploi, Editions Charles Léopold Mayer, 2005.
16() Voir les analyses du café pédagogique.
17() On ne confondra pas cette maturité minimale qui permet d'identifier les points de vue méritant d'être considérés dans la délibération avec la maturité bien plus poussée qui est nécessaire pour que chacun puisse débattre d'une question. Dans le premier cas il s'agit de visibilité dans l'espace public pour des experts qui recherchent à identifier les points de vue, dans l'autre, il s'agit de la plus ou moins grande diffusion de la compréhension des enjeux dans l'ensemble d'une société.
18() pour les opérations Cafés du vivant, Cafés Cités, Nano-débats et NanoViv. Cf: http://www.vivagora.org
19() http://gplv3.fsf.org/comments
20() http://www.plosone.org
21() Des exemples récents, notamment pendant des débats sur des projets d'infrastructure ou de grands travaux, ont malheureusement montré que l'énoncé de cette condition est loin d'être inutile.
22() Dans l'émission « Le bien commun » d'Antoine Garapon, France Culture, 22 mai 2004.
23() Cependant, ce n'est pas automatique. Dans les débats d'établissement du grand débat sur l'école, des débats dans des établissements accueillant des populations privilégiées ont pu, lorsqu'ils s'en sont donné le temps et les moyens d'animation, remonter du petit bout de la lorgnette (maintenez l'option japonais pour nos chers petits) aux défis généraux des inégalités sociales. On notera aussi que dans le cas des équipements, il est fréquent que le point de vue local, même motivé égoïstement, génère des débats d'opportunité qui ne sont pas sans utilité.
24() Pour un historique et une analyse plus détaillée, on se reportera au cahier zéro des Cahiers méthodologiques édités par la CNDP en 2003.
25() Cette disposition atteint ses limites dans l'espace qui entoure le débat : les maîtres d'ouvrage ou groupes d'intérêt consacrent fréquemment des sommes représentant 10 fois le budget d'organisation du débat public à la préparation et la mise en oeuvre de leur communication.
26() La relation à l'instruction technique des projets fait un peu plus débat : la méthodologie fait de la procédure interne administrative d'évaluation d'utilité une sorte de centre de gravité, mais si elle accepte que ses conclusions puissent être remises en cause dans le débat, ou que la nature des processus liés puisse être source d'opposition. En pratique une tendance au pluralisme des évaluations se développe, ce qui reflète l'évolution générale de l'espace public, et la technicisation progressive de l'expertise sociétale.
27() Débats sur la gestion des déchets radioactifs et sur la politique des transports dans la vallée du Rhône et l'arc languedocien.
28() Le site internet de communication lui-même n'a reçu qu'une faible fréquentation : 16000 visites en 4 mois, ce qui témoigne d'une marginalisation de cet outil dans la communication du débat.
29() Contrairement à l'atelier citoyen qui a été intégré au processus d'ensemble par la production d'un cahier d'acteur issue de cet atelier.
30() http://www.debatpublic-transports-vral.org/docs/pdf/mesures-etat-v3.pdf
31() Dont 4/5 à haut débit. Source Médiamétrie, janvier 2007.
32() Sans oublier un petit nombre de réfractaires volontaires.
33() Des formes complémentaires de soumission, utilisant les points d'accès public où une assistance à l'usage est disponible ou des formulaires pouvant être remplis et envoyés ou déposés pour saisie peuvent être mises en place (nous l'avons fait dans certaines de nos opérations). Mais même en leur absence, ce n'est pas l'accès au média qui limite sérieusement la participation en comparaison d'autres modalités.
34() Source Médiamétrie, janvier 2007.
35() Statistiques Médiamétrie, avec des chiffres qu'on retrouve également dans la participation à des débats sur internet que nous avons organisé, cf. http://www.debatse.org/collab/Conclusions%20sopinspace/wikiconc/AnalyseDeLaParticipationAuD_c3_a9bat
36() Cette dernière fonctionnalité joue un rôle essentiel dans certains médias sur internet, mais sont transfert au débat démocratique n'est pas aisé : pour bien fonctionner elle suppose soit une participation très large, soit une capacité à noter l'intérêt d'une contribution indépendamment du degré d'accord avec celle-ci. Ces conditions ne sont pas forcément réunies dans l'espace de la démocratie participative.
37() Par exemple habitat.
38() Certaines questions importantes étaient absentes des documents soumis à la conférence de citoyens sur les nanotechnologies en Ile de France, alors que ces questions sont présentes (comme signaux faibles mais détectables) dans l'espace public. Il en est ainsi par exemple des enjeux des régimes de propriété intellectuelle ou de l'impact des nanotechnologies biomédicales sur le financement des systèmes de santé publique. A-t-on affaire à une limite de la procédure pour ce genre de sujets aux frontières mal définies et encore peu mûrs ou à un défaut de sa mise en oeuvre ? Il n'est bien sûr pas possible d'en décider sur un cas particulier.
39() Dual licensing : diffusion à la fois sous licence libre copyleft et sous une licence propriétaire auquel une garantie de services est attachée.
40() L'instrumentalisation du contrôle propriétaire d'un composant technique ne serait pas forcément directe : elle pourrait résulter des demandes des clients du détenteur de ce contrôle, de ses financeurs, de ses acquéreurs en cas de difficulté économique.
41() Faut-il craindre de ce fait une désincitation de l'innovation dans ces domaines ? Nous l'avons déjà dit : l'innovation dans ces matières s'est toute entière diffusée à partir de sa mise en biens communs.
42() Cf. l'étude européenne sur l'impact économique et sur l'innovation des logiciels libres, http://ec.europa.eu/enterprise/ict/policy/doc/2006-11-20-flossimpact.pdf